Du haut du large chemin de ronde serpentant sur le rempart extérieur du monastère, Filp Asmussa contempla l'océan des Fées d'Albar. Les crêtes blanches et éphémères des vagues moutonnantes criblaient la grisaille sale du petit jour, encore imprégnée de l'encre diluée de la nuit. Le ciel se couvrait de nuages bas gorgés de pluie. Le vent du large les poussait sans ménagement vers les côtes découpées de la presqu'île rocheuse. Les déferlantes se fracassaient sur le sable durci de l'immense plage orientale qui bordait le monastère et se retiraient en abandonnant des langues d'écume moussue.
Une forte odeur d'iode saturait l'air humide. Filp Asmussa ne vit pas la flotte des aquasphères de pêche, d'ordinaire éparpillées sur les flots à cet instant du jour. Pour que les pêcheurs selpidiens se résignent à laisser leurs embarcations sagement amarrées au port couvert de Houhatte, eux qui affrontaient pourtant sans sourciller les pires furies océanes, il fallait que la tempête qui s'annonçait fût d'un caractère particulièrement redoutable.
Sur le sable doré de la plage occidentale provisoirement délaissée par la marée montante, les guerriers et aspirants, torse et pieds nus, vêtus de leur seul pantalon de toile couleur bronze, s'exerçaient sans répit au cri de mort sous les regards attentifs des chevaliers instructeurs drapés dans leur bure grise et élimée. Selon la méthode traditionnelle de l'enseignement, les élèves se répartissaient en petits groupes qui s'échelonnaient en ordre parfait jusqu'à l'extrémité de la plage. Chaque groupe étudiait une technique particulière du Xui suivant la spécialité ou l'humeur de son chevalier instructeur. De temps à autre des coups de gueule ravageurs effrayaient les mouettes jaunes et les fous à crête d'argent qui volaient à proximité.
De son poste d'observation qui surplombait la plage d'une hauteur de cent mètres, Filp Asmussa les voyait comme des essaims d'insectes minuscules et disciplinés. Il songea que, s'il n'avait pas été convoqué de manière impromptue par le collège des sages, il aurait été lui aussi l'un de ces insectes-élèves obéissant au doigt et à l'œil aux aboiements gutturaux des insectes-instructeurs. Les pierres de toutes tailles qu'ils avaient ramassées avant le cours formaient des monticules noirs et luisants devant eux. C'étaient les cibles concrètes, la matière d'exercice soumise à la vibration du cri de mort poussé à tour de rôle par chaque élève. Parfois, lorsque le son atteignait la quintessence de son efficacité, une pierre explosait en mille morceaux, volait en poussière dans l'air puis sur le sable, à la grande joie de l'auteur du cri sitôt rabroué par son instructeur pour qui ces manifestations d'exubérance affaiblissaient la concentration et le mental.
Filp Asmussa aurait aimé participer à cet exercice du matin, dit de prime matine : de par la concentration totale qu'il requérait, il l'aurait probablement aidé à chasser les noires pensées qui envahissaient son esprit.
De très mauvaises nouvelles l'avaient attendu à son retour de Point-Rouge : Filp ne reverrait plus son père, Dons Asmussa, seigneur de Sbarao et des Anneaux, tombé dans le piège tendu par les Ang de Syracusa et leurs alliés. Plus aucun doute ne subsistait à présent sur la mort des seigneurs de la Confédération. Pas plus qu'il ne reverrait un jour sa mère, dame Moniaj, ses deux frères Gartip et Hesmir, ses trois sœurs, Veenidj, Bridij et Isabalj, tous décapités par les assassins de la secte de Pritiv sur la place centrale de Rahabézan, la capitale de Sbarao et des Anneaux. Les retransmissions bullovisées et audio superfluides étant interrompues depuis plusieurs jours, ces informations étaient remontées du réseau clandestin de l'Ordre sur Sbarao. Les bruits les plus contradictoires, les plus fantaisistes, circulaient entre les mondes soumis au silence médiatique. Filp n'avait pas la confirmation officielle du massacre de sa famille mais, au fond de lui, il savait qu'il n'avait plus d'illusions à se faire : les liens invisibles qui le rattachaient aux siens s'étaient définitivement coupés.
C'est son directeur personnel de conscience, le chevalier Choud Al Bah, par ailleurs responsable de l'économat, qui l'avait prévenu. Selon les renseignements assez confus du réseau, les siens auraient été exécutés pour avoir voulu s'opposer par les armes à l'invasion de leur planète. Avant d'être décapités, sa mère et ses sœurs, y compris Isabalj, âgée de douze ans, avaient été violées sous les yeux de la population rahabézane, et ses deux frères avaient été écartelés et écorchés vifs. Leur tête avait été clouée sur un panneau de bois exposé sur la place. De nombreux notables de la cour sbaraïque avaient été condamnés au supplice des croix-de-feu kreuziennes, lesquelles s'étaient multipliées de façon inquiétante en quelques jours.
En guerrier aspirant à la chevalerie, Filp Asmussa était parvenu à surmonter par la seule force de son mental l'immense détresse générée par la perte de sa famille. Elle venait encore lui rendre de douloureuses visites de temps à autre, particulièrement la nuit, en ces moments d'apaisement où toutes les pensées occultées par les activités du jour remontaient lentement à la lumière crue de ses insomnies. L'image qui revenait le plus souvent, c'était celle des corps violentés de sa mère et de ses sœurs. D'Isabalj, particulièrement, une petite fille espiègle aux cheveux et aux yeux couleur de miel dont il se rappelait les fougueuses embrassades et les rires lors de sa dernière visite à Rahabézan. La détresse cédait alors le pas à la colère, à la haine.
Comme il était le seul héritier du trône de Sbarao, il était désormais partagé entre son devoir envers sa planète, entreprendre la reconquête, et son appartenance à l'Ordre, la glorieuse voie du chevalier. Pour l'instant, il avait repoussé l'heure fatidique du choix. Mais il savait qu'après la bataille décisive que l'Ordre allait bientôt livrer aux ennemis de la Confédération, et il souhaitait du fond du cœur participer à ce combat pour venger les siens, il devrait opter pour l'une ou l'autre de ces voies.
Il s'était ouvert de son dilemme au chevalier instructeur Ruiff Loane dont il était, par vertu d'ancienneté, l'assistant d'enseignement. Loane lui avait répondu que c'était à lui, et à lui seul, dans la paix de sa conscience, de choisir son juste chemin, le sentier du lac du Xui. Avant ces tragiques événements, Filp n'avait jamais envisagé de quitter le monastère, de laisser derrière lui cette haute muraille de blocs granitiques jaunes et blancs dévorés par les lichens marins, de ne plus respirer les embruns salés de l'océan des Fées d'Albar, tous ces éléments qu'il avait peu à peu assimilés, identifiés à l'Ordre. Pourrait-il un jour se passer des piaillements aigus des mouettes jaunes et des trompettements rauques des fous à crête d'argent qui ponctuaient joyeusement les primes matines, les cours de l'après-midi dans les salles des tours et les pratiques vespérales de concentration ?
Paradoxalement, cet attachement viscéral, quasi physique, au monastère était remis en cause par le trouble insidieux qu'avaient généré en lui les paroles séditieuses du proscrit de Point-Rouge. Le chevalier Long-Shu Pae lui avait injecté le venin du doute. Après coup, il se rendait compte que l'extrême violence avec laquelle il avait rejeté les idées de Long-Shu Pae, comme il se serait débarrassé de braises vives capables à tout moment d'embraser son âme, était cruellement révélatrice de ses failles intérieures. Il avait naïvement cru que le lent apprentissage de la chevalerie l'aurait préservé des tourments qu'il avait toujours crus réservés à d'autres, aux faibles. Mais il devait se rendre à l'évidence : les quelques mots de Long-Shu Pae avaient suffi à ébranler l'édifice mental bâti, pierre après pierre, par ses instructeurs successifs, à saper les fondements mêmes de ses convictions. Les mises en garde assenées par les deux délégués du collège avant son départ pour Point-Rouge s'étaient révélées insuffisantes à contrecarrer l'influence pernicieuse du proscrit, d'autant plus que ce dernier avait fait preuve d'une réelle efficacité dans le déroulement des opérations. Le mental du guerrier
Filp Asmussa s'était effrité, lézardé, et le doute entrait à flots par ces nouvelles brèches.
Filp se reprochait à présent son arrogance et son mépris envers son compagnon de mission. Il se rendait compte qu'il n'avait pas retiré de cette rencontre tout le bénéfice qu'il aurait pu en escompter. La maîtrise du son et du mental, la culture et les connaissances de Long-Shu Pae, même dérobées dans la crypte des archives, lui paraissaient d'un tout autre niveau que celui des instructeurs. Mais le manque d'ouverture, d'innocence, cette défiance qu'on lui avait inculquée de force et dont il n'avait pas su se départir, l'avaient stupidement condamné à passer à côté d'une formidable occasion d'apprendre.
Une nuit où ses pensées désespérées l'empêchaient de dormir, il avait tenté de retrouver l'escalier extérieur qui menait à la crypte des archives, là où Long-Shu Pae avait passé de longues heures à se rassasier de l'enseignement tel qu'il avait été dispensé dans les premiers temps de l'Ordre. Il s'était muni d'une torchelase qu'il avait dérobée à l'un de ses condisciples. Mais Filp n'avait pas eu la force ou le courage d'aller jusqu'au bout de son projet : dans les ténèbres humides des galeries du monastère, il avait été pris d'une sorte de vertige intérieur, avait renoncé et était bien vite remonté se réfugier dans sa cellule nue. Allongé sur sa couchette, en proie à un malaise nauséeux, grelottant sous sa rugueuse couverture de laine, il n'avait pas réussi à trouver le sommeil.
Les graines d'hétérodoxie semées par le chevalier banni sortaient à présent du terreau de son âme et Filp, écartelé entre son désir brûlant de les voir se développer, s'épanouir, et une envie violente de les arracher, de les jeter loin de lui, se raccrochait à la pensée que tout guerrier à la veille de recevoir la tonsure perpétuelle était ainsi confronté à son ultime épreuve, qu'il se devait de repousser avec fermeté l'envahisseur sournois et tenace qui assaillait sans relâche son mental.
C'était en tout cas ce que lui avait affirmé son directeur de conscience Choud Al Bah, ce vieux chevalier couvert d'expérience et d'années que Filp avait élu comme parrain et tuteur pour l'extraordinaire luminosité de ses yeux verts, et ce, bien qu'il occupât le peu glorieux poste d'intendant principal. Le guerrier prenait donc son mal en patience et se persuadait qu'au bout de l'obscur tunnel jaillirait bientôt la lumière.
Il s'efforçait alors de diriger ses pensées vers Aphykit, la fille du Syracusain Sri Alexu qu'il était allé chercher sur Point-Rouge, fiévreuse et affaiblie. Sa maladie ne flétrissait pas sa beauté. Au contraire, elle la rendait encore plus attirante aux yeux de Filp. Grâce à l'amitié bourrue que lui témoignait Nobeer O'An, le chevalier responsable du bloc médical, il lui rendait une ou plusieurs visites par jour en dépit du strict règlement qui interdisait formellement tout contact avec une femme dans l'enceinte du monastère. Lorsqu'il se retrouvait en présence de la jeune femme allongée sur son lit, les plaies vives de son cœur et de son âme s'arrêtaient provisoirement de saigner. Il n'avait aucune envie de lutter contre l'irrésistible courant qui le poussait vers elle. Elle était entrée dans sa vie et il n'envisageait pas qu'elle en sortît. Il espérait que Nobeer O'An, un médecin guérisseur de première force, trouverait rapidement un remède efficace contre le virus.
Il se réjouit à l'avance de la visite anormalement matinale qu'il se promettait de lui rendre après son entretien avec les sages du collège décisionnel. Il se demanda une nouvelle fois ce que signifiait cette convocation : ses amis guerriers lui avaient certifié, à mots couverts et avec des lueurs d'envie dans les yeux, que le collège voulait le récompenser de la réussite de sa mission sur Point-Rouge et l'élever au grade de chevalier. Mais lui n'osait trop y croire : sa friabilité mentale était telle qu'il ne s'estimait pas encore digne de la chevalerie. Ce à quoi ses condisciples rétorquaient en riant qu'il avait tort de jouer les faux modestes et que tout le monde, au monastère, savait pertinemment qu'il était le guerrier le plus proche de la consécration.
Le regard distrait de Filp suivit une dernière fois les arabesques aériennes des mouettes et des fous à crête d'argent jouant avec les courants aériens sous la chape grise des nuages noirs. Puis le guerrier longea le chemin de ronde, une allée d'une dizaine de mètres de largeur bordée de chaque côté d'un parapet criblé de meurtrières et pavée de pierres usées, moussues et glissantes. Il se rendit jusqu'au pied du donjon central. On l'appelait la tour des Mahdis ou encore le donjon Mahdi, car il servait de résidence aux grands maîtres de l'Ordre absourate. C'était un assemblage rectiligne de blocs grossièrement taillés de granit blanc qui s'élançait droit sur les nuages comme pour les pourfendre. Il dominait de toute sa hauteur les autres excroissances de l'édifice, les quatre tours latérales surmontées de leur dôme vert, les clochers, les flèches, les toits des salles de connaissance, des logements et des bâtiments administratifs.
Trois chevaliers aux mines peu engageantes, vêtus de bure grise et chargés de filtrer les visiteurs, montaient la garde devant la lourde porte de bois vermoulu de l'entrée. Ils appartenaient à la brigade des trapites, du nom de Dinu Trapit, le mahdi qui avait eu l'idée de créer ce corps d'élite dont la fonction officielle était de dresser un barrage entre les aspirants, qui quémandaient sans cesse des entrevues particulières, et les hauts responsables du monastère. La brigade faisait en réalité office de police interne et servait à prévenir ou réprimer les éventuelles frondes des absourates contestataires. Les trapites se recrutaient parmi les chevaliers chevronnés et leur seule présence suffisait à refroidir les ardeurs protestataires. Souvent, ils profitaient de la peur qu'ils inspiraient aux aspirants pour les contraindre à se plier à leurs caprices. Filp n'avait encore jamais eu directement affaire à eux mais il avait entendu parler des sévices qu'ils infligeaient à ses plus jeunes condisciples. Son physique d'éphèbe aurait pu lui valoir des propositions qu'il aurait été contraint de refuser catégoriquement à ses risques et périls.
Lorsqu'il s'arrêta devant eux, ils le dévisagèrent d'un air à la fois narquois et méprisant. Filp salua de manière traditionnelle, paume de la main droite posée verticalement sur son front. Ils ne se départirent pas de leur immobilité. Ne pas rendre le salut traditionnel était pourtant considéré comme un manquement disciplinaire grave dans l'enceinte du monastère.
« Je suis le guerrier Filp Asmussa, déclara Filp d'une voix ferme. J'ai été convoqué par le collège décisionnel.
— Ah oui?... Il faut qu'on s'en assure, guerrier ! rétorqua un trapite d'un ton cassant. Pour l'instant, tu ne bouges pas d'ici, vu ? Gien, tu peux aller vérifier ? »
Le dénommé Gien s'ébroua de mauvaise grâce, déverrouilla avec une lenteur exaspérante la porte qui s'entrebâilla en grinçant et se glissa dans la tour.
« Asmussa... Tu n'es pas le fiston d'un seigneur de la Confédération ? reprit le premier trapite.
— En effet ! » lâcha Filp, d'autant plus agacé par l'arrogance de son interlocuteur qu'il comparait son attitude à celle de Long-Shu Pae, axée en permanence sur la recherche et la sincérité.
Ceux-là lui paraissaient indignes de leur grade, indignes de la chevalerie, et pourtant ils étaient considérés comme d'indéracinables piliers de l'Ordre. Tout à coup, ce grade de chevalier auquel il avait aspiré avec l'impétuosité et la crédulité de son jeune âge perdit son aura mythique. Ses dernières illusions, vestiges d'une naïveté enfantine et opiniâtre, se fracassaient sur l'impudence de ces rustres.
« Ici aussi, on doit t'appeler mon seigneur ? » demanda le trapite.
Sa bouche aux lèvres craquelées se tordit en un rictus provocant. Filp se claquemura dans un mutisme à la fois désapprobateur et prudent.
« Laisse, Frol ! intervint le deuxième trapite. Tu vois bien que Sa Seigneurie n'a pas le sens de l'humour ! »
Le feu de la colère embrasa les entrailles de Filp, mais les barrières déployées de son contrôle mental parvinrent à l'étouffer. La bouille dépitée de Gien, de retour sur le chemin de ronde, mit un terme à cette pénible conversation :
« Il a dit vrai, Frol ! maugréa-t-il en reprenant sa place contre le mur. Les sages du collège l'attendent. »
Les premières gouttes de pluie crevèrent les nuages. Le vent du large les plaqua sur les blocs de granit de la tour et sur leurs visages.
« Eh ben, Sa Seigneurie doit avoir de l'importance pour que les vieux eux-mêmes se donnent la peine de te recevoir ! bougonna Frol. Alors, qu'est-ce que t'attends pour entrer là-dedans ?... Qu'on te mette la main au cul ?... Un délégué du collège va venir te chercher... »
Filp ne se fit pas prier. C'est avec soulagement qu'il échappa à leurs regards de scorpions venimeux. Il s'introduisit dans un vestibule sombre percé d'une seule et étroite lucarne où s'engouffraient les bourrasques sifflantes du vent et un rai évasif de lumière. Il s'assit sur un banc de pierre humide disposé en face d'un escalier tortueux aux marches inégales et usées. Le sol et les murs semblaient rongés par une invisible lèpre. De minces filets de poussière jaunâtre s'écoulaient des nombreuses fissures comme un sang clair suintant des plaies d'un immense corps blessé.
Durant un moment qu'il fut incapable d'évaluer, il demeura assis sur le banc. Il écouta distraitement, entre les rires étouffés des trapites qui résonnaient de l'autre côté de la porte fermée, les coups de boutoir du vent contre la tour et le ressac lointain des vagues sur la barrière rocheuse de la presqu'île. C'était la première fois qu'il était reçu par le collège des sages. En tant qu'aspirant et guerrier, il avait toujours eu affaire à des intermédiaires administratifs, sauf à l'occasion de son ordre de mission pour Point-Rouge, où, à titre exceptionnel, deux des délégués principaux du collège, les secrétaires particuliers des décisionnels, s'étaient déplacés en personne afin de s'entretenir avec lui.
Pour la centième fois depuis qu'un porte-parole des délégués était venu le prévenir à une heure matutinale, il se demanda ce que cachait cette convocation. En général, lorsqu'un aspirant, un guerrier ou un chevalier était appelé au donjon Mahdi, on ne le revoyait plus dans l'enceinte du monastère. Le plus souvent, il était frappé de renvoi ou de bannissement, selon son grade. Ces mesures disciplinaires résultaient la plupart du temps d'enquêtes approfondies des vigiles de Pureté, surnommés les mouches de vérité, un corps de chevaliers chargés de veiller à l'orthodoxie de l'enseignement.
Comme chaque fois qu'il était livré à lui-même, de sombres pensées l'assaillirent. Les visages de ses parents et de ses frères et sœurs défilèrent dans son esprit. Un terrible sentiment de solitude s'empara de lui. Il n'avait plus personne à qui se confier, plus d'épaules amicales ou de poitrines tendres sur lesquelles poser sa tête. Maintenant que sa famille lui avait été retirée, il se rendait compte à quel point elle avait compté pour lui. Ses yeux s'emplirent de larmes. C'était la première fois qu'il acceptait de pleurer sur les siens et de s'apitoyer sur lui-même depuis qu'il avait appris la terrible nouvelle.
Une petite porte s'ouvrit sous la cage de l'escalier et livra passage à un chevalier que Filp n'avait entrevu qu'en deux ou trois occasions auparavant. Une épaisse crinière blonde auréolait la tête du nouvel arrivant, un géant massif, immense, qui dégageait une impression de force colossale. Il était vêtu d'une bure grise tellement tendue que les coutures et les attaches souples semblaient sur le point de craquer à tout moment. Ses yeux bleu marine se posèrent sur Filp. Il s'abstint de saluer, à l'instar des trapites, et grogna d'un ton bourru :
« Guerrier Asmussa ? Je suis le chevalier Godégézil Szabbo, délégué des gardes du collège décisionnel. Veuillez me suivre ! »
Filp s'essuya les yeux d'un rapide revers de manche, rajusta son vêtement, quelques mèches désordonnées de sa chevelure, esquissa une parodie de salut — Ruiff Loane, son instructeur, n'aurait pas toléré une telle négligence — et emboîta le pas au chevalier blond. Ils gravirent l'escalier étroit et tournant qui grimpait vertigineusement à l'assaut du donjon. De faibles traits de lumière terne qui tombaient des meurtrières étroites percées à intervalles réguliers le long de la tour égratignaient l'obscurité. Les semelles de leurs sandales, de simples lanières de cuir tressé, claquaient sur les marches polies. Avec les grondements lointains du vent et de l'océan, c'était le seul bruit qui écorchait le silence mortuaire du donjon. Le regard de Filp se riva machinalement sur les pieds de son guide. Ils étaient déformés par les callosités de corne qu'avaient façonnées les années d'exercices sur le sable de la presqu'île. De temps à autre, le piaillement aigu et le bruissement d'ailes d'une mouette jaune, planant devant une meurtrière, ponctuaient leur monotone escalade.
Ils débouchèrent enfin sur un vaste palier venté et pavé de dalles luisantes. Sur l'un des murs se découpaient trois grandes baies ogivales dépourvues de vitres d'où l'on avait une vue imprenable sur l'océan et sur la presqu'île qui reliait le monastère à l'unique continent de Selp Dik. Filp aperçut même le port et les toits minuscules de la ville de Houhatte, distante pourtant d'une bonne vingtaine de sarpes (une sarpe : environ un kilomètre deux cents).
« Attendez là ! ordonna le chevalier Szabbo tout en plaquant sa longue chevelure sur ses tempes. Je vais consulter un délégué pour voir si les sages du collège sont en mesure de vous recevoir... »
II s'éclipsa par une large porte située sur le mur opposé aux trois baies. Au centre du palier, l'escalier poursuivait son ascension torturée, de plus en plus étroit, de plus en plus secret. Une soudaine émotion étreignit Filp. Ces quelques marches fatiguées le séparaient des appartements du mahdi Seqoram, le grand maître de l'Ordre absourate. Il espérait le rencontrer au moins une fois dans sa vie, une faveur qui lui avait toujours été refusée jusqu'à présent. Jamais il n'avait été aussi proche physiquement du mahdi et cette proximité l'emplissait d'une ferveur respectueuse, pieuse, ainsi que d'un espoir insensé, puéril, de se retrouver brusquement en sa présence. Mais Filp eut beau fixer l'escalier à s'en faire mal aux yeux, le mahdi n'apparut pas pour autant. Il haussa les épaules, se moqua intérieurement de son incorrigible ingénuité et s'appuya sur le bord d'une baie. Ses paumes se posèrent sur la pierre ronde, poreuse et froide. Son regard erra sur le moutonnement grisâtre de l'océan des Fées d'Albar dont la surface agitée se hérissait de gouttes de pluie. Filp tenta de repérer la légendaire île des monagres, les redoutables monstres marins dont les pêcheurs selpidiens parlaient avec une crainte superstitieuse. Mais en dépit de la hauteur du donjon, soit à cause du mauvais temps, soit tout simplement parce que l'île n'existait que dans l'imagination fertile des pêcheurs, il ne distingua rien d'autre que les dunes ondoyantes, chevauchées d'écume, et l'horizon bouché par une armée de nuages noirs et menaçants.
La voix du chevalier Godégézil Szabbo, surgi derrière lui avec une surprenante discrétion pour un homme de sa corpulence, le tira brutalement de ses rêveries :
« Les sages du collège vous attendent, guerrier ! Sachez adopter devant eux une attitude humble et déférente ! Certains de vos condisciples ne connaîtront jamais cette faveur, n'oubliez jamais cela, guerrier ! Suivez-moi ! »
Au-delà de la porte s'étirait un long couloir sombre et voûté dont les cheveux du chevalier frôlaient le cintre. Ils pénétrèrent dans une petite pièce dépourvue de tout mobilier comme de tout ornement, au sol et aux murs recouverts de moisissures verdâtres sur lesquelles se reflétait la lumière maladive provenant d'un haut soupirail. Une porte en enfilade était restée entrouverte. Son lourd battant de bois, barré de grosses traverses métalliques, heurtait à intervalles réguliers une saillie du chambranle.
« Veuillez entrer, chevalier Asmussa ! » lui ordonna Godégézil Szabbo.
Filp salua cette fois-ci avec application. Une vague lueur d'amusement traversa les yeux bleu marine du chevalier qui esquissa une rapide courbette et se retira sans autre commentaire. Impressionné par l'austérité oppressante de l'endroit, par ce parfum de légende qui imprégnait l'atmosphère de la tour des Mahdis, objet des fantasmes et des rêves les plus fous de tout aspirant, Filp entra lentement dans la salle d'audience du collège décisionnel. C'était une pièce ronde, nantie de deux fenêtres-air légèrement teintées d'ambre qui déposaient une lumière mordorée sur les murs et le mobilier. Des tapis magnétiques à émulsions changeantes couvraient le parquet de bois brut. Au plafond, un tableau holographique superposable représentait tantôt les visages de tous les mahdis s'étant succédé à la tête de l'Ordre depuis les origines, tantôt le symbole de la chevalerie absourate, le trill. La vie et la symbolique du trill, un fauve des forêts tropicales de la planète Nouhenneland, étaient le sujet exclusif des trois premiers cours que les maîtres de conférences dispensaient aux aspirants : cet animal très secret, difficile à débusquer, renommé pour sa fonction de régulateur du monde animal, déjouait avec une facilité déconcertante les pièges tendus par les chasseurs en quête de sensations fortes. Mais lorsqu'il était acculé, il se montrait d'une férocité effrayante, destructrice. Les indigènes de Nouhenneland, les Chokletts, prétendaient que si le trill venait à disparaître, ce serait le signe de la fin des temps. Celui-ci, tel qu'il était reproduit sur le plafond, était doté d'une somptueuse robe feu à rayures pourpres et noires, de grands yeux verts impénétrables et de canines effilées d'une longueur de cinquante centimètres.
Quatre chaires se dressaient sur une estrade surélevée au centre de la salle d'audience. Sur chacune d'elles avait pris place un vieillard vêtu de la toge blanche de la maîtrise absourate, au visage parcheminé, sillonné de rides, au crâne rasé et parsemé de taches brunes. Les regards dilués, incolores, des quatre sages du collège, qu'on appelait de façon courante les décideurs ou encore les vieux, étaient vrillés sur le guerrier. Il régnait dans la pièce une odeur de moisi et de poussière, une odeur qui évoquait à Filp celle des vastes greniers oubliés du palais de Rahabézan.
Il s'avança jusqu'à la barre d'audience, une stalle semi-circulaire et creuse placée devant l'estrade, et effectua le salut cérémoniel avec la lenteur et la concentration requises. Il éprouvait de grosses difficultés à maîtriser le tremblement nerveux qui parcourait ses membres. Entrailles nouées, gorge serrée, il s'évertua à descendre sa respiration dans le ventre, au point de convergence des énergies.
Dès qu'il eut accompli le rituel, une voix claqua comme un coup de fouet :
« Guerrier Filp Asmussa, le mahdi Seqoram nous a chargés de vous convoquer pour que nous vous communiquions certaines de ses préoccupations à votre sujet ! »
Le sage qui avait prononcé ces paroles ne s'était pas départi de son immobilité. Sa voix ressemblait à la voix synthétique d'un mannequin holographique. Un puissant étau comprima les poumons de Filp.
« Tout d'abord, reprit le sage, il a tenu à vous adresser ses félicitations pour la brillante réussite de votre mission sur la planète Point-Rouge, mission qui n'était pas des plus faciles, il en a convenu. Même si elle s'est avérée partiellement inutile : la fille du Syracusain Alexu n'en sait guère plus que nous sur les ennemis de la Confédération. Elle répète sans cesse que nous devons nous protéger par le son, mais c'est ce que nous faisons déjà ! Nous ne disposons que de cette indication, qui vaut ce qu'elle vaut : d'après le responsable du réseau de Point-Rouge, vous êtes parvenu, bien que vous ne soyez encore que guerrier, à vaincre l'un des leurs, un Scaythe d'Hyponéros, en combat singulier. A la suite de quoi, le mahdi avait décidé de vous proposer la tonsure chevaleresque avant la fin de votre noviciat, quand, hélas, le bureau des vigiles de Pureté nous a fait part d'informations... préoccupantes à votre sujet, qui ont amené le mahdi à changer ses dispositions. »
Le regard fixe, presque transparent, du sage qui s'exprimait brûlait le visage de Filp. Il baissait piteusement la tête comme un enfant pris en faute, pour échapper à cette terrible emprise.
A cet instant, un homme drapé dans la chasuble rouge des vigiles de Pureté fit son entrée par une petite porte latérale : grand, maigre, teint de cire, face émaciée. La mince couronne de cheveux gris qui lui ceignait l'occiput renforçait son aspect rigide, sévère. Il s'approcha de la stalle d'audience et darda ses petits yeux de serpent sur Filp.
« Je vous présente le vénérable Plays Hurtig, reprit le sage. Il dirige depuis de nombreuses années le bureau de Pureté dont le rôle souterrain est de lutter contre l'érosion de l'enseignement. Parce que l'ego individuel éprouve par nature le besoin de tout ramener à lui, certains membres de l'Ordre ont une fâcheuse tendance à s'approprier l'enseignement. Autrement dit, à l'interpréter. Et c'est une source de conflits que le mahdi ne peut pas tolérer ! Il me semble pourtant, guerrier, que les délégués que nous avions pris soin de vous dépêcher pour vous confier votre ordre de mission, sur les conseils de l'instructeur Ruiff Loane dont vous êtes l'assistant, vous avaient très sévèrement mis en garde contre les paroles fielleuses et les idées hétérodoxes du chevalier Long-Shu Pae, banni depuis plus de vingt années standard sur Point-Rouge. Sa permanente insubordination provoquait des troubles graves dans l'enceinte du monastère... »
La voix du sage, dont les traits se figeaient en un masque grimaçant de colère, enflait démesurément et se répercutait sur les murs de la salle d'audience.
« Nous avons commis une erreur, guerrier ! Car c'est nous, sages du collège, qui avons proposé votre nom pour cette mission en nous basant sur les informations de Ruiff Loane et de Choud Al Bah, votre directeur de conscience. Vous leur paraissiez un sujet d'élite, digne de notre confiance... Le mahdi, en effet, ne souhaitait pas se séparer, même momentanément, de ses chevaliers confirmés : en cette période incertaine où se joue le sort des mondes recensés, l'Ordre a besoin de toutes ses forces vives sur Selp Dik afin de pouvoir répondre immédiatement à une attaque surprise des Syracusains et de leurs alliés. A ce titre, tous les chevaliers en poste sur les différentes planètes de la Confédération ont été rappelés au monastère. »
Le vieillard marqua un temps de pause et s'éclaircit la voix qui s'était de plus en plus enrouée au fur et à mesure de son discours. Avec l'acuité et la précision d'un scalpelaser, ses mots avaient mis à nu la faiblesse mentale de Filp. Il se rendait à présent compte qu'il serait inutile de feindre, de protester ou de se défendre. Désemparé, il riva son regard sur le plafond lumineux où apparaissaient tour à tour les visages des mahdis et la robe colorée du trill.
« Vous avez rempli votre mission avec brio, guerrier, mais à quel prix ! Vous êtes revenu de Point-Rouge le cœur et l'esprit infectés de ce poison que vous a inoculé Long-Shu Pae ! Et nous en avons des preuves ! Veuillez dire ce que vous savez, vénérable Plays Hurtig ! »
Le responsable du bureau de Pureté vint se placer devant la stalle d'audience. Il dominait Filp d'une bonne tête. Avec son nez aquilin, son cou décharné et les ailes rouges de sa chasuble déployées sous ses bras interminables, il ressemblait à un sinistre vautour des étendues désertiques du Sixième Anneau de Sbarao.
« Guerrier Asmussa, il y a quelque temps de cela, vous avez cherché à vous rendre à la crypte secrète des archives, attaqua sans préambule Plays Hurtig d'un ton doucereux. Malheureusement pour vous et heureusement pour l'Ordre, en dépit des précautions que vous avez cru bon de prendre, certains de vos condisciples vous ont vu. Seul Long-Shu Pae a pu vous entretenir de cette crypte : dans le sein du monastère, personne d'autre que les sages du collège et moi-même, responsable du bureau de Pureté...
— Et le mahdi, bien entendu ! intervint un autre sage.
— Cela va de soi, reprit Plays Hurtig. Je disais donc que personne d'autre que les sages du collège et moi-même, ici rassemblés, n'a et n'aura connaissance de l'existence de cette crypte ! Cependant, desservi par un mental tortueux et faisant preuve d'un esprit borné, Long-Shu Pae est parvenu à la découvrir, à violer un secret millénaire!... Une erreur, une terrible erreur ! Après avoir visionné un certain nombre d'antiques vidéholos, Long-Shu Pae s'est empressé de tirer des conclusions fondées sur ses propres perceptions, parcellaires donc erronées ! Il a ensuite jugé bon de mettre en cause publiquement l'enseignement tel qu'il est dispensé. Il prétendait que l'Ordre s'écartait de sa voie originelle... Ce qui revenait à remettre en cause le mahdi Seqoram lui-même, c'est-à-dire la notion même de l'obéissance au maître, vertu cardinale de la chevalerie absourate...
— C'est pourquoi le mahdi a exigé son bannissement ! coupa le premier sage. Il était le maillon faible de la chaîne, la pierre poreuse dans l'édifice, la brèche dans le rempart ! L'Ordre doit impérativement demeurer un bloc sans faille...
— Long-Shu Pae vous a probablement présenté les choses à son avantage, déclara un deuxième sage. Mais son mental n'était plus protégé par la foi en son maître et il constituait une faiblesse dans l'intégrité de notre système...
— Comme vous maintenant ! glapit un troisième sage. Vous étiez un élément de valeur, guerrier Asmussa, tout le monde s'accordait à le reconnaître. Mais vous avez perdu votre foi dans le collège, c'est-à-dire dans votre maître, dans le mahdi Seqoram qui, du haut de ce donjon — il désignait le plafond d'un index noueux et tremblant — voit le cœur de chacun de ses disciples quelle que soit sa place dans la hiérarchie du monastère. Le regard plein d'amour du maître s'est détourné de Long-Shu Pae. Le mahdi l'a renié à jamais car il a exhumé les bribes d'un enseignement révolu, oublié, d'où il n'aurait jamais dû sortir ! »
Le quatrième sage, au crâne proéminent et à la face ratatinée, prit à son tour la parole :
« Sachez, guerrier, que l'enseignement évolue avec le temps et que c'est justement cela, sa pureté ! dit-il d'une voix chevrotante. Ce qui était nécessaire autrefois ne l'est pas forcément aujourd'hui. Ce qui était juste dans les siècles passés peut se révéler faux dans les siècles à venir. Comme vous, Long-Shu Pae était un élément extrêmement brillant. Mais on n'avance pas en faisant marche arrière, en ressuscitant le passé. Ceux qui se détournent du présent et de l'avenir n'ont pas leur place parmi nous. Il nous faut agir avec notre temps, nous adapter selon les circonstances. Ainsi l'a voulu notre fondateur, le mahdi Naflin, et nous nous efforçons de suivre ses préceptes. L'urgence de la situation exige l'adhésion totale de tous les membres de l'Ordre, sans restriction, sans état d'âme ! Ce n'est ni le moment ni le lieu de se laisser contaminer par le doute et de devenir à son tour un foyer d'infection ! Le doute affaiblit le potentiel mental et conduit, par voie de conséquence, à l'assèchement du lac du Xui !
— Il est vrai que vous traversez une phase difficile, actuellement... », ajouta Plays Hurtig, toujours debout face à Filp.
Les petits yeux noirs du responsable du bureau de Pureté étincelaient et transperçaient la peau du guerrier comme s'ils voulaient incendier l'intérieur de son corps.
« Mais une chose plaide en votre faveur : vous n'avez pas été jusqu'au bout de votre projet... Vous avez préféré rebrousser chemin plutôt que de commettre une action sur laquelle nous n'aurions pu fermer les yeux malgré notre bonne volonté. C'est donc que, conscientes ou non, les barrières de votre contrôle mental ont joué leur rôle...
— Nous n'oublions pas que vous avez récemment perdu toute votre famille dans des circonstances tragiques, renchérit le premier sage dont la voix s'était radoucie. Vos gènes vous incitent à vous rendre au plus vite sur Sbarao et les Anneaux afin d'y achever l'œuvre de pacification entreprise par votre père, le seigneur Dons Asmussa. Si tel est votre choix, nous le respecterons. Mais avant cela, il vous faut encore jouer le rôle pour lequel vous vous êtes exercé depuis trois années avec un enthousiasme digne d'éloges... Ressaisissez-vous, guerrier !
— Et ne regrettez rien ! conclut Plays Hurtig dans un grand effet de manches rouges. Vous n'êtes pas le bricoleur de génie qu'était Long-Shu Pae et vous n'auriez pas eu grand-chose à retirer d'une visite à la crypte ! Ces films vidéholo sont dans un tel état qu'il fallait bien un esprit arriéré comme le sien pour réussir à les rafistoler!... Dernière chose : le chevalier Long-Shu Pae est mort juste après votre départ de Point-Rouge. Le responsable du réseau local pense qu'il s'est suicidé... »
Cette nouvelle frappa le guerrier comme un véritable coup de massue. Long-Shu Pae, se donner la mort ?... Même si le chevalier pouvait sembler désabusé, voire cynique, il avait trop conscience de la valeur de la vie pour obéir à une pulsion suicidaire... Filp se rendit compte que Plays Hurtig et les quatre sages du collège l'observaient avec attention, comme s'ils suivaient étroitement le cours de ses pensées. Ils l'avaient percé à jour alors qu'il ne s'était ouvert à personne de sa malheureuse escapade nocturne. Il était une cible mortifiée, découverte, offerte au feu continu de ces regards à la fois vitreux et ardents. Devant ces cinq hommes, il ressentait l'étrange impression d'un vide tentaculaire et froid, d'un vide recouvert d'une autorité de fer, d'une armure de feu. Ils laissèrent à leurs paroles le temps de remodeler son esprit puis, lorsqu'ils estimèrent qu'elles avaient suffisamment produit leur effet, Plays Hurtig demanda, d'un ton solennel :
« Que décidez-vous à présent, guerrier Asmussa ? Etes-vous prêt à suivre aveuglément nos directives, je dis bien aveuglément, ou préférez-vous continuer à en référer à Long-Shu Pae, à ce proscrit décédé auquel le mahdi avait retiré sa confiance ?
— Mesurez bien la portée de vos paroles, guerrier ! » gronda le premier sage.
Filp n'hésita que peu de temps. La mort de Long-Shu Pae l'accablait, mais elle était également un signe du ciel, un coup de pouce du destin. Il leva courageusement les yeux, soutint tour à tour les regards de braise des sages du collège, celui du vénérable Plays Hurtig, et raffermit sa voix :
« Je vois enfin clair en moi, sages chevaliers du collège... Pour moi, la brève rencontre avec le chevalier Long-Shu Pae a été une épreuve destinée à étayer les bases d'un mental fort. Je reconnais avoir été tenté de rendre une visite de curiosité à la crypte des archives, mais j'y ai renoncé. Je ne révère qu'un seul maître, le mahdi Seqoram, et je... j'ai entièrement confiance dans le collège qui le représente... Et je suis à présent persuadé que cette épreuve me servira dans les combats que l'Ordre sera amené à livrer... Après la guerre, je retournerai sur Sbarao et les Anneaux pour parachever l'œuvre de mon père... »
Il avait martelé ces paroles avec une force, une ferveur presque mystiques. Les sages du collège et Plays Hurtig se jetèrent mutuellement des regards satisfaits. Les visages fanés se fleurirent de sourires grimaçants, les rides se creusèrent sur les joues, les fronts et les tempes racornis.
« Voilà une très sage décision ! jubila le premier sage. Nous sommes désormais certains que vous ne quitterez plus la voie glorieuse tracée par vos prédécesseurs !
— Etes-vous prêt à jurer sur l'honneur que vous ne parlerez à personne de l'existence de cette crypte ? demanda le deuxième sage.
— Je ne suis pas chevalier, répondit Filp. Je ne peux être astreint au silence honorable...
— Voilà une réflexion frappée au coin du bon sens, jeune homme ! s'exclama le quatrième sage à la voix chevrotante. Vénérable Plays Hurtig, veuillez donc apprendre la grande nouvelle au guerrier Filp Asmussa ! »
Le responsable du bureau de Pureté esquissa un rictus qui, avec l'aide des lumières changeantes du plafond qui se reflétaient sur son crâne nu, pouvait passer pour un sourire.
« Guerrier Asmussa, vous recevrez dans trois jours, à l'occasion de la date anniversaire de la fondation de l'Ordre absourate, la tonsure et la bure chevaleresques ! Vous pourrez alors prêter le serment du silence honorable...
— Si vous avez de la chance, votre intronisation sera bénie par le mahdi en personne ! déclara le premier sage. Pour peu que son immense labeur lui laisse un petit moment de répit. Nous nous efforcerons de le décider... Mais ne vous bercez pas trop d'illusions... »
Une vague de joie submergea Filp. Ainsi donc, il allait être admis à la dignité pour laquelle il s'était préparé avec un zèle inouï pendant trois années, forçant l'admiration de ses instructeurs et la jalousie de ses condisciples : le grade de chevalier de l'Ordre absourate. Cette perspective balaya la mauvaise impression laissée par son entrevue avec les trapites. Il eut une pensée émue pour les siens : ils auraient été si fiers de lui... Son père, Dons, sa mère, dame Moniaj... sa petite sœur, Isabalj...
« Vous allez vous préparer durant ces trois jours qui nous séparent de la commémoration de la fondation de l'Ordre, poursuivit Plays Hurtig. Trois jours pendant lesquels vous devrez observer jeûne, abstinence totale, et rechercher le Xui. Votre directeur de conscience, le chevalier Choud Al Bah, qu'un porte-parole des délégués ira prévenir, vous expliquera la procédure en détail et vous soutiendra tout au long de votre retraite.
— Et maintenant, allez, guerrier ! dit le premier sage. Le délégué des gardes Godégézil Szabbo va vous reconduire à votre cellule ! »
Filp resta sur place. Les mots qui se bousculaient dans sa gorge ne se décidaient pas à sortir.
« Quelque chose vous tracasse ? demanda Plays Hur-tig-
— Je... Pardonnez mon outrecuidance... J'aurais une requête à vous formuler, bredouilla Filp dont les traits se couvrirent de confusion.
— Eh bien, dites ! ordonna sèchement le premier sage.
— Je souhaiterais obtenir une audience auprès du mahdi Seqoram... »
Une grimace de bienveillance se dessina sur la face ratatinée du sage au crâne proéminent. Ses lèvres parcheminées s'ouvrirent sur ses dents jaunes. Sa voix chevrotante résonna comme un murmure diffus :
« Je comprends votre désir, guerrier... Il ne se passe pas une minute de notre vie sans que nous-mêmes, nous n'ayons envie de lui témoigner notre amour, notre reconnaissance, notre dévotion. C'est là une requête normale, saine... Mais déranger le mahdi n'est pas la meilleure manière de lui rendre l'hommage qui lui est dû : la situation actuelle mobilise toute son énergie, tout son temps. La guerre qui menace ne laisse pas de place pour les entretiens individuels. Voyez avec quelle célérité, avec quelle efficacité ont manœuvré les ennemis de la Confédération ! Vous en savez quelque chose d'ailleurs, puisque vous avez eu directement affaire à eux. Vous estimez-vous le droit de distraire le mahdi de son travail pendant que les Ang de Syracusa, les instigateurs de la conjuration, s'apprêtent à couronner empereur l'un des leurs ? Ils ont violé les lois de la Confédération, ces mêmes lois établies par le mahdi Naflin, le fondateur de l'Ordre...
— Sachez que nos agents des réseaux extérieurs nous ont informés d'une imminente attaque des alliés des Syracusains, ajouta le deuxième sage.
— Ici même ! Sur Selp Dik ! rugit le premier sage. Ils doivent se sentir bien sûrs d'eux pour oser venir nous défier sur notre propre territoire !
— Préparez-vous de votre mieux pendant ces trois jours de retraite préchevaleresque, fit Plays Hurtig. Ce sera le moyen le plus probant de vénérer votre maître. L'action est aujourd'hui la plus belle des preuves de dévotion...
— Je comprends », murmura Filp.
Sa déception était tempérée par la promesse de son intronisation.
« Nous en sommes heureux. Et maintenant, allez !
— Puis-je cependant aller saluer la fille de Sri Alexu et prendre des nouvelles de sa santé avant de me retirer dans ma cellule ?
— Jusqu'à présent, vous n'avez pas eu besoin de notre permission ! gronda Plays Hurtig en fronçant les sourcils. La mansuétude du chevalier de guérison Nobeer O'An vous a grandement aidé à contourner la règle ! Il n'y a qu'avec vous que notre médecin guérisseur fasse preuve d'autant de patience ! Mais comme il nous a certifié que vos visites quotidiennes étaient bonnes pour le moral de la jeune femme, nous avons fermé les yeux... Nous les fermerons encore une fois ! »
Quelques minutes plus tard, escorté de Godégézil Szabbo, Filp poussa la porte de l'antre ténébreux de Nobeer O'An. Le délégué des gardes attendit dans le vestibule. Filp entra dans le cabinet de consultation où l'un des assistants du guérisseur l'accueillit au beau milieu d'un amoncellement de bocaux et de boîtes-air transparentes, emplis d'un liquide jaunâtre où macéraient des herbes séchées, des racines et des feuilles de toutes sortes, et qui flottaient sur des étagères d'eau compressée. Une odeur lourde, âpre, imprégnait la pièce. Avant son retour de Point-Rouge, Filp n'avait pratiquement jamais mis les pieds dans cet endroit. Sa constitution robuste lui avait évité jusqu'à présent d'avoir à se frotter à l'humeur épineuse de Nobeer O'An dont le caractère épouvantable était devenu l'objet de plaisanteries rituelles dans l'enceinte du monastère.
L'assistant, auréolé d'une tignasse rousse emmêlée et vêtu d'une blouse bleue, posa ses petits yeux de taupe ébahie sur Filp.
« Encore vous ! grinça-t-il d'une voix excédée. Qu'est-ce que vous voulez encore ?
— Vous le savez bien ! » rétorqua Filp qui se heurtait régulièrement à l'acrimonie des assistants de Nobeer O'An.
Ils se croyaient stupidement obligés de singer leur maître guérisseur alors que celui-ci était justement inimitable.
« Vous avez certainement entendu parler de la règle qui vous interdit de voir une femme, mon vieux ! siffla l'autre, agressif, ébouriffé, dressé sur ses ergots.
— J'arrive à l'instant de la tour des Mahdis où j'ai été reçu par le collège des sages, répliqua Filp d'un ton cassant, pensant que cette entrée en matière suffirait à rabattre le caquet de son interlocuteur. Et le collège m'a donné la permission de rendre visite à la fille de Sri Alexu avant d'entrer en retraite préchevaleresque ! »
Loin de démonter l'assistant, cet argument ne réussit qu'à aiguillonner son animosité. Des étincelles de lumière surgies de nulle part enflammaient sa chevelure rousse.
« Jusqu'à maintenant, vous vous étiez passé de la permission du collège ! riposta-t-il. On vous accorde bien des faveurs, guerrier ! Vous êtes le fils d'un seigneur, n'est-ce pas ? Même moi, qui suis pourtant premier aide de soins du chevalier de guérison, je n'ai pas le droit de voir cette fille ! C'est que je ne suis pas un fils de famille, moi!... »
Filp perçut le dépit et l'aigreur dans la voix de l'assistant. Le bruit de la présence d'une femme dans les murs du monastère s'était répandu comme les ondes d'une bombe à propagation lumineuse. Une rumeur qui fouettait l'imagination des aspirants, des guerriers et des chevaliers, qui nourrissait les fantasmes et peuplait les nuits sans sommeil de ces reclus pleins de sève et de vigueur. Filp comprit qu'il n'aurait aucun intérêt à braquer l'assistant. C'est d'un ton calme, aimable, qu'il demanda :
« Puis-je voir le chevalier Nobeer O'An ? »
Le rouquin avait craché la plus grande partie de son venin.
« Entrez là-dedans ! Il est en train de préparer une nouvelle potion... pour la fille, évidemment ! »
L'assistant s'effaça à contrecœur et céda le passage au guerrier qui s'introduisit par un petit corridor voûté dans une salle faiblement éclairée, où une nuée de cornues chauffantes répandaient une âcre odeur d'herbes et de minéraux pulvérisés. Assis à une table centrale, Nobeer O'An était penché sur un antique livre-film défraîchi. A proximité de ce grimoire prénaflinien, dont l'index du médecin guérisseur parcourait les pages holographiques, s'étalaient quelques plantes séchées. La luminosité vacillante des pages soulignait les traits rudes, comme taillés à la hache, de Nobeer O'An. Il ressemblait à une monstrueuse gargouille des temples de la religion xéréenne du Quatrième Anneau de Sbarao : on s'attendait à tout moment à ce que sa bouche vomisse de l'eau noire, à ce que ses larges narines évasées crachent des flammes, à ce que ses oreilles cabossées, déformées, libèrent de la fumée sulfurée. Ses cheveux gris plantés bas sur son front et sa robe droite de guérisseur, d'un noir charbonneux, donnaient la touche finale au peu reluisant tableau.
Quelques assistants, vêtus d'amples blouses bleues, ajoutaient en silence des doses de poudre ou des pincées d'herbes dans les cornues brillantes, disposées sur des étagères métalliques et qui jetaient des lueurs fugaces sur les murs de pierre. Comme personne ne lui prêtait la moindre attention, Filp s'éclaircit la gorge et héla Nobeer O'An.
Le médecin guérisseur, furibond, décocha un regard désintégrant à l'importun et grommela :
« Encore vous ! Vous voyez bien que je suis occupé ! »
L'air revêche et le ton bourru de Nobeer O'An constituaient en eux-mêmes des mesures prophylactiques d'une redoutable efficacité : un individu qui avait été guéri par ses bons soins s'arrangeait pour ne jamais rechuter. Les assistants, alarmés, tournèrent tous ensemble la tête en direction du nouvel arrivant.
« Je viens prendre des nouvelles d'Aphykit Alexu, plaida Filp. Les sages du collège m'en ont eux-mêmes donné l'autorisation... Après, je vous promets que je n'abuserai plus de votre bienveillance : je rentre ce matin dans mes trois jours de retraite préchevaleresque... »
Le visage ingrat du guérisseur s'orna subitement d'un large sourire.
« Ainsi donc, vous allez entrer en chevalerie ! C'est une bonne chose, une très bonne chose ! J'en suis heureux pour vous et pour votre parrain, mon vieil ami Choud Al Bah ! »
L'intense surprise qui figeait les traits des assistants montrait que les amabilités et les compliments ne devaient pas sortir souvent de la bouche de Nobeer O'An.
« Votre protégée me donne du souci... Elle représente une charge supplémentaire dont je me serais bien passé. » Le ton était désormais affable, presque guilleret, les assistants n'en croyaient pas leurs oreilles. « Le virus qu'on lui a inoculé est très résistant, j'irais jusqu'à dire pervers. Chaque fois que j'essaie un nouveau remède, il trouve la parade ! Je suis parvenu à stabiliser de longues périodes de calme et de lucidité, mais je suis tenu en échec par les crises violentes qui affaiblissent son système immunitaire... Le problème, voyez-vous, c'est que ce virus était inconnu de nos prédécesseurs et maîtres...
— Mais pensez-vous avoir une chance de la guérir ?... Je veux dire : une vraie chance ? »
Filp se rendit compte que sa question, une supplique plutôt qu'une question, trahissait son émotion et il rougit jusqu'à la racine des cheveux.
« Si Dieu le veut... répondit évasivement Nobeer O'An à qui la confusion du guerrier n'avait pas échappé. Un proverbe de chez moi dit qu'il n'existe pas de problèmes, uniquement des solutions... Ce à quoi j'ai envie d'ajouter : pour peu qu'on ait la chance de mettre la main sur les solutions ! En tout cas, lors des entretiens qu'elle a eus avec les sages du collège et le vénérable Plays Hurtig, elle a paru à peu près sensée, cohérente... Pour l'instant, je ne peux que ralentir l'action du virus mais je m'emploie à le neutraliser définitivement. Venez, c'est justement l'heure de ma visite matinale ! » Et devant les assistants statufiés, tellement ébahis qu'ils en oubliaient de reprendre le travail, Nobeer O'An se leva et, suivi de Filp Asmussa, se dirigea d'un pas lourd vers un escalier de pierre qui s'enfonçait dans le sous-sol du bloc de guérison. Avant de poser le pied sur la première marche, le médecin se retourna vers ses élèves, l'œil menaçant, et son terrible coup de gueule fit vibrer les cornues sur les étagères métalliques :
« Au boulot, bande de mollusques ! Je ne vous ai jamais dit d'arrêter le travail ! »
La cellule où on avait installé Aphykit était baignée d'une lumière rose que filtraient les trois vitraux hexagonaux du plafond. Les cloisons étaient tapissées d'anciennes tentures-eau à la trame usée mais qui, en comparaison de la sobriété et de la rusticité des autres bâtiments du monastère, dotaient la petite pièce d'un semblant de fantaisie ?
Elle dormait. Son visage blanc reposait sur l'écrin de ses cheveux épars et pailletés d'or. Le lit autosuspendu, qui représentait le comble du confort pour Filp habitué à la rude paillasse de sa cellule — il avait oublié depuis bien longtemps le luxe de ses appartements du palais de Rahabézan —, flottait un mètre au-dessus du sol. Une couverture verte recouvrait le corps de la jeune femme. La maladie rendait sa beauté diaphane, presque irréelle, si fragile que Filp avait l'impression qu'un simple souffle d'air pourrait l'effacer à jamais.
« J'ai fait installer le lit à cette hauteur, un mètre et deux centimètres standard, car je pense que c'est celle qui se conforme le mieux aux astres, à la saison et aux marées », chuchota Nobeer O'An dont le visage, à côté de celui d'Aphykit, paraissait grossier, presque bestial.
Chaque fois que Filp pénétrait dans cette cellule, le guérisseur attirait son attention sur la hauteur du lit. Et chaque fois elle variait de quelques centimètres, en fonction de la marée, de la saison ou des astres.
« Elle va encore dormir longtemps ? demanda Filp que la perspective de passer trois jours entiers sans voir la jeune femme n'incitait pas à la patience.
— Je ne sais pas, avoua Nobeer O'An. Ses cycles de sommeil et de veille sont complètement détraqués. Ce virus est vraiment un sale truc ! Heureusement qu'il ne se transmet pas par voie respiratoire... Imaginez un peu les ravages que causerait une épidémie de cette saloperie ! »
Aphykit ouvrit lentement les paupières. Ses yeux chatoyants se posèrent sur le médecin, puis sur Filp. Elle sourit faiblement.
« Le guerrier Asmussa est venu vous rendre visite, damoiselle », murmura Nobeer O'An.
Le pouls de Filp s'accéléra. Il se rapprocha du lit autosuspendu et se pencha sur la jeune femme :
« Je ne pourrai pas vous voir pendant trois jours... J'entame ce matin ma retraite préchevaleresque. Ne vous formalisez donc pas de mon absence... Je ne voudrais pas que... Ne pensez pas qu'il s'agit d'un quelconque manque d'intérêt pour votre santé... Vous me comprenez ? »
Aphykit cligna des paupières en signe d'acquiescement. Elle faisait visiblement un terrible effort de volonté pour conserver sa lucidité. Elle ouvrit la bouche pour parler, mais elle était dans un tel état de faiblesse qu'aucun son ne put franchir ses lèvres. Sa respiration devint haletante, sifflante, et des gouttes de sueur perlèrent sur son front légèrement bombé.
« Une nouvelle crise est sur le point de se déclencher, dit Nobeer O'An. Il faut que vous partiez, maintenant. Je vais essayer une nouvelle potion qui pourrait entraîner une réaction violente, incontrôlée... »
Un feu déjà dévorant couvait dans les yeux noirs de Filp. Le médecin observait le trouble du guerrier avec le détachement d'un vieux sage pour qui les envolées affectives, perturbatrices du Xui, n'étaient plus que les obscures et inoffensives réminiscences d'un passé lointain, mort. Il avait opté pour la voie du célibat et de l'abstinence afin de pouvoir se consacrer corps et âme à l'art de la guérison. Si ce choix avait parfois occasionné des regrets au début, alors qu'il était encore dans la force de l'âge, il avait su faire preuve d'une volonté tenace, patiente, douloureuse, qui, au seuil de la vieillesse, se transformait en apaisement serein ainsi que le vil plomb se transforme miraculeusement en or dans les légendes survivantes des mondes prénafliniens. Son bonheur aurait été parfait s'il n'avait pas été, à son corps défendant, le détenteur des lourds secrets enfouis dans les fondations du monastère. Il ne s'était jamais ouvert à quiconque de ce qu'il avait découvert par hasard dans l'obscurité perpétuelle des caveaux et des cryptes dont étaient truffés les soubassements du bâtiment. Il s'était efforcé d'oublier les terribles visions, mais elles revenaient sans cesse le hanter. Long-Shu Pae, son ancien condisciple, un homme par ailleurs remarquable, avait été banni parce qu'il avait approché de trop près la vérité.
Lui, Nobeer O'An, il n'avait pas approché la vérité, il l'avait vue en face et elle l'avait tellement effrayé qu'il avait préféré s'emmurer vivant dans le silence. Depuis, il s'était retranché derrière son mauvais caractère parce que les épines constituent le plus sûr moyen de garder un sanctuaire inviolé. Mais il savait qu'il ne pourrait jamais s'immerger totalement dans le lac du Xui tant qu'il n'aurait pas brisé les murs de sa prison...
« Je dois me retirer à présent, murmura Filp. J'espère de tout cœur vous revoir bientôt... Ces trois jours vont me sembler bien longs... »
Il enveloppa Aphykit d'un dernier regard brûlant puis, refoulant énergiquement son envie de rester plus longtemps en compagnie de la jeune femme, il sortit.
« Je reviens tout de suite », dit Nobeer O'An avant de sortir à son tour et de refermer la porte.
Des pensées hésitantes se levèrent dans l'esprit embrumé d'Aphykit. Les visites quotidiennes du guerrier lui procuraient une ivresse à laquelle elle ne cherchait plus à résister. Les traits à la fois virils et racés de Filp, sa chevelure brune et bouclée, ses larges épaules, ses mains puissantes, sa voix grave déclenchaient en elle un irrésistible désir d'éclosion de cette fleur enivrante, ensorcelante, exigeante, qu'était sa nature de femme. Elle aimait être consumée par le feu de son regard noir, elle aimait ce contraste entre le velours et la braise, entre la caresse et la brûlure. C'était la première fois qu'elle ressentait une telle attirance pour un homme, que son esprit s'emplissait ainsi jalousement, sans partage, de l'image d'un autre homme que son père.
La perte définitive de son colancor, qu'elle ne serait pas parvenue à surmonter auparavant, l'indifférait désormais. Au contraire même, cette seconde peau aurait constitué une barrière entre elle et le regard de Filp. Elle s'abandonnait sans réserve au plaisir du sentiment amoureux. Elle oubliait tout le reste, la mort de son père, la vente aux enchères du chairmarché de Point-Rouge, là où d'autres regards l'avaient écorchée vive, le virus qui proliférait dans son sang. Réduite à l'immobilité sur ce lit, dans cette pièce triste, elle mettait à profit les rares instants de répit que lui laissaient les vertiges et les délires fiévreux pour explorer les arcanes d'une sensibilité jusqu'alors étouffée, latente, inconsciente.
Quelque part en elle, l'antra, le son de vie, émettait son faible bourdonnement. C'était un murmure de plus en plus silencieux, de plus en plus morne, qui la quittait en douceur. Son éphémère bonheur de surface, ce sentiment illusoire et gratifiant, rejetait peu à peu dans l'ombre la vibration du son de lumière.
Elle s'endormit avant le retour de Nobeer O'An. Comme à chaque fois, un autre homme lui apparut dans son sommeil. Il s'agissait de... comment s'appelait-il déjà ?... Ah oui, Tixu Oty, l'employé de l'agence de transferts qu'elle avait fait shanyan sur Point-Rouge. Elle regrettait son geste. Elle avait fait preuve d'une légèreté inacceptable en lui donnant le son de vie. Elle n'avait pas respecté le caractère sacré de l'initiation... Elle était enfoncée jusqu'au cou dans l'eau noire et croupie d'un étang, et lui, debout sur la berge, ne la voyait pas. Alors elle criait son nom, elle hurlait, et l'eau s'infiltrait dans sa bouche, dans ses narines... Mais il ne la voyait toujours pas...
Elle se réveilla en sueur, haletante, terrorisée. A côté du lit se dressait Nobeer O'An dont la face grotesque s'affublait d'une caricature de sourire. Ses doigts noueux et massifs étaient serrés sur une petite fiole noire.
CHAPITRE XVI
Ne crois pas que le serpent-lyre
qui déploie ses plus belles couleurs
pour te charmer a pour autant
perdu son mortel venin :
c'est alors qu'il est le plus dangereux.
Maxime du Deuxième Anneau sbaraïque
Meilleure et pire des choses qu'affection liant
aux amis : trouble l'eau claire de
l'intuition, entraîne mauvaises décisions.
Que sait-on de la sincérité des amis ?
Stance platonienne